Naufrage d'un bateau de clandestins : des peines de un à quatre ans de prison requises
Les faits
Dans la nuit du 30 juin au 1er juillet 2013, une embarcation de type saintoise d’une capacité maximale de neuf passagers, coule entre Saint-Martin et Anguilla avec à son bord au moins vingt-trois personnes.
Trois corps sans vie sont repêchés, six personnes sont portées disparues – à ce jour elles n’ont toujours pas été retrouvées- et quatorze sont secourues.
Les circonstances
La plupart des passagers sont clandestins et originaires du Brésil et de République dominicaine. Ils ont rejoint Saint-Martin pour prendre un bateau qui devait les conduire à St Thomas aux îles vierges d’où ils devaient gagner les Etats-Unis. Ils étaient arrivés à l’aéroport de Juliana quelques jours plus tôt et avaient été logés dans des hôtels dans l’attente du départ programmé le 30 juin de la plage de Baie Rouge.
L’enquête a révélé l’existence de deux filières – l’une brésilienne, l’autre dominicaine - menées par deux personnes différentes. Celle qui gérait la brésilienne a fait le voyage du Brésil à Saint-Martin avec les migrants. Localement, elles avaient des contacts pour trouver un bateau et un capitaine pour effectuer la traversée.
Les prévenus
Six personnes sont poursuivies dans cette affaire. Elles sont poursuivies toutes ou en partie pour avoir mis la vie d’autrui en danger, d’homicide involontaire, non assistance à personne en danger et aide à l’entrée sur le territoire de personnes étrangères.
Seules trois se sont présentées à l’audience qui a eu lieu jeudi 20 décembre à Saint-Martin.
Le capitaine
EL, un Saint-Martinois de 38 ans au moment des faits, a été recruté pour effectuer la traversée. Il affirme avoir été contacté par ADM, dit F, un Dominicain âgé aussi de 38 ans et résidant à Saint-Martin. Quelques jours avant le départ, F aurait demandé les services de EL, ce dernier étant connu pour réaliser ce type de voyage. EL refuse avant d’accepter le jour du départ devant l’insistance de F. L’argent avait déjà été récupéré auprès des migrants, le voyage ne pouvait pas être reporté, telle est l’excuse donnée à EL pour justifier un départ imminent.
Celui-ci prend possession de la fameuse embarcation à Sandy Ground en fin d’après-midi le dimanche 30 juin avec F. Ils font le plein de carburant, récupèrent trois premiers clandestins et rejoignent la plage de Baie Rouge. «Comme F conduisait mal, j’ai rapidement pris le volant», explique EL.
Sur la plage, les autres clandestins ainsi que F montent sur le bateau équipé seulement d’une boussole, d’un GPS et d’un gilet de sauvetage. Moins de dix minutes après avoir pris la mer, le premier moteur de 250 CV tombe en panne ; EL explique avoir voulu faire demi-tour pour retourner à Saint-Martin mais le second moteur - de 250 CV également - tombe lui aussi en panne. Rapidement, le bateau prend l’eau et coule. Le capitaine appelle une connaissance, AD, pour venir les secourir, celle-ci vient et réussit à sauver une dizaine de personnes.
Le capitaine est aussi récupéré par AD ; il confie que son intention était de revenir avec son bateau. Mais, arrivé à la maison, son frère qui vit avec lui, lui fait comprendre qu’il ne doit pas y retourner.
EL devait toucher 4 000 dollars au retour du voyage dont la durée d’un trajet est estimée, selon lui, à environ 2h30.
A la barre du tribunal, EL ne cache pas son émotion. Il essuie quelques larmes. Il affirme ne plus pouvoir prendre la mer depuis l’accident et n’avoir toujours pas passé son permis bateau.
En 2003, il avait déjà eu un accident en mer lors duquel son frère était décédé. En 2004, il avait été condamné pour avoir participé au transport de personnes clandestines.
C’est à son encontre que le vice-procureur a requis la peine la plus lourde, soit quatre ans de prison dont un assorti de sursis. Il laisse au tribunal d’apprécier si un mandat de dépôt doit être décerné.
EL a effectué quasiment un an de détention provisoire. Il est sous contrôle judiciaire depuis juin 2014.
Le mécanicien du bateau
AD, Saint-Martinois, est l’un des plus jeunes prévenus. Sa défense est de dire qu’il ne connaissait pas le but du voyage.
Il est âgé au moment des faits de 28 ans. Il travaille sur le chantier de son père, FD, à Sandy Ground. Quelques jours avant le 30 juin, il reçoit l’ordre de son père de réparer le fameux bateau. Il s’exécute mais ne parvient pas à trouver la panne ; il abandonne. L’embarcation sera réparée par le père.
Le 30 juin en début de soirée, AD accompagne en bateau son père sur la plage de la Baie Rouge pour récupérer les 3 000 dollars dus au titre des réparations. AD affirme qu’il n’y avait personne à bord de l’embarcation ; ne se trouvaient sur les lieux que le capitaine et F. Mais selon les déclarations des autres prévenus, les migrants étaient déjà en train de monter à bord.
AD dément également avoir communiqué son numéro de téléphone au capitaine lorsque celui-ci, avant de prendre la mer, a demandé un numéro à contacter en cas de besoin. C’est tout de même lui qui est appelé par EL au moment du naufrage.
AD s’est aussitôt rendu sur les lieux de l’accident grâce aux informations fournies par le capitaine. Mais «le bateau avait déjà coulé». Il entend des gens crier, crier notamment le nom de F. AD récupère une dizaine de personnes. Il les ramène sur la plage de Baie Rouge «car elles ont dit qu’elles venaient de là», explique AD. Il assure aux juges qu’il avait eu l’intention de retourner sur les lieux de l’accident pour sauver d’autres personnes mais il n’avait pas assez de carburant. Aussi a-t-il préféré rentrer chez lui. «Et en rentrant vous n’avez pas appelé les secours ? », lui demandent les magistrats. «J’étais choqué, je n’y ai pas pensé», répond-il. Aux enquêteurs, il avait aussi précisé qu’il avait dit aux victimes secourues et déposées sur la plage de Baie rouge d’essayer de trouver de l’aide. «C’était des migrants, sans affaire, laissés sur la plage en pleine nuit… Comment auraient-elles pu demander de l’aide ? », l’interroge le tribunal.
L’implication de AD est «restreinte mais importante» pour le représentant du ministère public qui requiert une peine d’un an de prison dont six mois assorti du sursis.
AD est sous contrôle judiciaire depuis novembre 2013.
Le père du mécanicien
Le père de AD, FD, est aussi poursuivi mais son procès n’a pas eu lieu. Bien qu’il était présent à l’audience, il a refusé, sur les conseils d’un avocat, d’être jugé car il n’avait pas reçu de citation conformément à la procédure. Son dossier a donc été disjoint. AD sera convoqué une autre fois devant le tribunal correctionnel de Saint-Martin.
FD aurait servi d’intermédiaire entre le propriétaire du bateau et F qui cherchait un bateau. Il était aussi présent sur le quai lorsque F et le capitaine ont pris possession de l’embarcation le jour du départ.
FD est sous contrôle judiciaire depuis novembre 2013.
Le gardien d’une maison à Baie rouge
L’une des personnes citées à plusieurs reprises dans le dossier et apparaissant comme étant l’une des organisatrices du trafic, connaît JA, gardien d’une maison à proximité de la plage de Baie Rouge. JA, Dominicain âgé de 57 ans au moment des faits, est sollicité pour mettre à disposition la maison par laquelle les clandestins vont transiter en toute discrétion pour rejoindre la plage.
JA n’a jamais été interpellé. Il fait l’objet d’un mandat de recherche depuis mars 2016. Il a tout de même été jugé le 20 décembre. Une peine d’un an de prison et un mandat d’arrêt ont été requis à son encontre.
Celui qui est mis en cause par la plupart des victimes
Il est le dernier des trois prévenus présents à l’audience à s’exprimer. Alors que les deux autres et les déclarations de toutes les victimes, le mettent en cause, F ou ADM, âgé de 38 ans au moment des faits et originaire de République dominicaine, nie son implication dans l’accident et l’organisation du voyage des clandestins.
Aux juges, il explique qu’en juin 2013, il venait d’être papa et qu’on lui avait dit d’aller travailler «dans les matériaux» à St Thomas. Ce 30 juin 2013, il se trouvait sur le bateau à cette fin. «Et vous partiez pour six mois sans bagage ? », l’interroge la juge. «Oui car j’ai mon frère et ma tante qui habitent là-bas», répond-il.
Au moment du naufrage, F est aussi repêché par AF. Lors de son interpellation par les gendarmes, 4 980 dollars ont été découverts sur lui. Il avoue qu’un peu plus de 2 000 dollars lui appartenaient et que l’autre partie de l’argent était celle d’un ami.
Les enquêteurs ont une autre explication : les victimes ont affirmé que lorsqu’ils étaient tous dans l’eau, F a distribué de l’argent pour justement que les gendarmes qu’il avait appelés après l’accident, ne le trouvent pas en possession d’une grosse somme. Selon les victimes interrogées, c’était lui aussi qui, sur la plage, avait récolté l’argent auprès des migrants. Il aurait même menacé l’un d’eux qui n’avait pas assez.
Les victimes confirment aussi qu’il est venu à l’hôtel où elles étaient logées dans l’attente du départ pour leur donner le prix. Il se trouvait aussi dans le van qui a transporté les clandestins des hôtels sur la plage.
Après le naufrage, F confie qu’il n’a pas cherché à s’enfuir car il «voulait prouver son innocence à la France». Il a aussi réuni des personnes dans l’eau autour de lui dans l’attente des secours. «Si j’étais parti, j’aurais ça [la mort des gens] sur ma conscience», a-t-il confié.
Pour le vice-procureur, F a tout organisé sur l’île. «C’est lui a cherché un bateau, qui a fait pression sur FD pour réparer le bateau et sur EL pour le piloter, qui a contacté JA, c’st lui qui a réceptionné le bateau et récolté l’argent », rappelle-t-il dans son réquisitoire. Il requiert une peine de trois ans de prison ferme. Il laisse au tribunal d’apprécier si un mandat de dépôt doit être prononcé.
Son avocat, maître Durimel, a souligné que son client avait déjà fait un an de détention provisoire, aussi une peine assortie du sursis serait « un bon jugement ». F est sous contrôle judiciaire depuis juin 2014.
Il habite sur l’île depuis une douzaine d’années. Il travaille côté français, a une promesse d’embauche alors qu’il n’a pas de titre de séjour. Une situation qui n’a pas manqué d’interpeller les juges.
Les deux absents à l’audience
Deux prévenus, un Brésilien âgé de 58 ans (E de PVN) et un Dominicain âgé de 25 ans (JFS), ne sont pas présentés à l’audience. Le premier fait l’objet d’un mandat d’arrêt depuis décembre 2013, le second est sous contrôle judiciaire depuis juin 2014 et vit en Guadeloupe.
Selon les éléments recueillis dans l’enquête, ils ont participé à l’organisation du trafic, l’un d’eux a même effectué le voyage entre le Brésil et Saint-Martin via le Panama avec les migrants. Le vice-procureur a requis à leur encontre une peine de trois ans de prison dont un an assorti du sursis et un mandat d’arrêt.
Le jugement a été mis en délibéré au 24 janvier 2019.