"Souvenirs d’enfance" d'Axel Hubler : Grand Case, village de mon enfance
Voici une photo que je chéris particulièrement... Je m'imagine, assis presque au sommet des mamelles, montagnes qui surplombent mon petit village de Grand Case, prenant ce cliché. Je connais tellement bien ce lieu, que je pourrais aisément retrouver l'endroit exact d'où fût prise cette vue. Mon village, mon petit village !
Cette image qui transpire tant de bonheur. Dans ces champs où j'ai si souvent couru enfant, parmi les chèvres et cabris de monsieur Laurence. Ou ce vent régulier, plein de force, permettait aux hautes herbes de vous fouetter à leur guise. Mais parlons plutôt de notre image.
On y voit à quai, le Delgrés. J'en déduis donc que cette photo a été prise un mardi. Jour de son arrivée. Un mardi de 1978. Ce qui rend ce cliché particulièrement intéressant et unique, c'est qu'il est en couleurs. Chose rare à l'époque. De ce fait on apprécie mieux l'ensemble. La saline est encore préservée. Ainsi que les deux lagons arrière. On voit clairement le " Dam " qui allait jusqu'où se situe aujourd'hui l'entrée de l'aéroport et qui parcellait en damier l'étang. Il longeait en parallèle la route, dont tout le rivage était constitué d'un côté de palétuviers à la vie grouillante et de l'autre, exclusivement de suretiers et cactus cierges.
A cette époque, nous habitions notre deuxième domicile. En effet, début 1979, nous avons emménagé dans un des appartements de monsieur Emile Tackling, se situant au dessus de ce qui est maintenant le restaurant "Barranco". Dans cet immeuble, se trouvait en bas un restaurant chinois qui s'appelait " New China ".
Le dimanche midi, il était de tradition d'y aller déjeuner en famille. Depuis ce nouveau logement nous étions aux premières loges pour assister à l'arrivée du bateau et au spectacle, certes très calme en ces temps, de la rue du village. Sur la photo on distingue encore ce qui nous enchantait enfants : la dernière nappe de sel. On la voit clairement, cette tâche blanchâtre sur laquelle nous aimions courir et " patiner ". Il y restait de beaux cristaux que nous ramassions, ressemblant étrangement à du quartz translucide et que nous aimions lécher tels des sucettes.
Le vieux pont colonial, suivi par les trois belles cases créoles de la famille Laurence, dont une était arrivée presque entière par bateau depuis les îles vierges. La première d'entre elles sera détruite et reconstruite en dur après le passage de l'ouragan David en septembre 1979. Des trois, la seule qui nous soit parvenue est celle où se trouve le " Calmos Café ". Il me semble que j'avais neuf ans. Un matin en me réveillant, j'entendis des bruits curieux, inhabituels. Comme des cris ! Avec mon petit frère nous sommes partis en courant. Et nous avons vu monsieur Laurence agenouillé en train de tirer le bébé qui sortait de son ânesse. Quelle vision, quel spectacle !
Je revis si nettement le moment... A l'endroit même où se trouve le local à poubelles aujourd'hui. Et voilà que nous l'aidons ! Et on tire, et l'animal hurle, et on tire et l'animal gémit... La scène se renouvela tant de fois et enfin, le bébé parut ! A l'époque, le pressoir à sel ne se trouvait pas là ou il est actuellement, sinon plus près de la passe menant au pont. Il y avait un très grand quenettier ou nous avons installé la maman et son ânon. Les jours suivants, j'allais tous les matins les voir. Je caressais cette immense peluche et la récompense fût, que les rares touristes passant, s'arrêtaient pour prendre des photos. Certains me donnaient un dollar ! Mes premiers billets gagnés tout seul ! Monsieur Laurence me demanda si je voulais donner un nom au bébé...
J'étais tellement heureux ! Fier ! Comme il est né sous le quenettier, et bien il va s'appeler Quenette ! Et ce fût son nom. C'est bête ce que je vous dis là, mais voyez vous qu'à l'écriture de ces souvenirs mes yeux s'embuent et une sincère mélancolie m'envahit. Que ne donnerais je pas, pour revivre ces moments.
Depuis les hauteurs de notre nouveau domicile, nous étions spectateurs des rituels simples et heureux du moment. Chaque dimanche matin par exemple, nous descendions en courant des l'arrivée du hors bord, du docteur Gibbs accompagné de sa famille... Ce couple si précurseur pour son époque ! Le sourire éternel du docteur. La gentillesse et la voix calme de madame. Et puis Alexandra et Daniel enfants, lui un peu plus âgé que moi. Rires, courses, plongées et plongeons du quai du village. Comme la vie est curieuse : qui m'aurait dit que quarante ans plus tard il serait le président de notre petite collectivité ! Il y a, parmi mes souvenirs ( et il y en a tant ) un qui m'émeut en particulier... Noël. Cette fête nous la fêtions bien différemment qu'aujourd'hui. Pardonnez moi le mot inventé, mais nous fêtions la nativité avec une totale " antillanité ". Nous accompagnions maman chez monsieur Beauperthuy. On sortait du village direction l'aéroport de l'Espérance. Il n'existait que cette route d'ailleurs. Nous traversions le beau pont colonial, d'une grande finesse architecturale et élégant. Seule une voiture pouvait passer à la fois. A droite, un grand terrain où l'on construira plus tard le terrain de football. Avec, le dernier vestige de la saline : le grand hangar qui servait d'entrepôt au sel. Jaune pâle, et sa toiture hésitant entre un rouge fané et le marron de la rouille. Je revois la grande porte d'entrée. Deux battants vert bouteille, vieillis par le temps et l'histoire. Les charnières crissantes. Je me revois petit, dans la pénombre intérieure, parlant à voix haute pour écouter l'écho... A gauche, ce qui aujourd'hui est le restaurant Le Pressoir et qui avait été, dans les années 30, la maison de la famille Hunt.
Dans cette si belle case, qui heureusement nous est parvenue, vivaient nos meilleures amies d'enfance. Les sœurs Bosak. Emilie, Véronique et Catherine. Famille québécoise dont les parents avaient le restaurant Le Radeau à Marigot. Cette si jolie maison avec deux chambres minuscules. Une cuisine extérieure, tout comme les toilettes sur son immense citerne en pierre connectée à la toiture par des gouttières métalliques d'un autre temps... Le grand bougainvillée mauve, avec ses épines menaçantes. Les grandes jarres martiniquaises pour récupérer l'excédent d'eau, denrée si précieuse jadis. Le travail des boiseries intérieures et la mini mezzanine ou nous avions fait notre cabane !
Puis suivaient trois belles propriétés : l'habitation de L'Amandier, la superbe maison a deux étages et balcon en fer forgé de la famille Hodge. Elle s'appelait " My Dream ". Un terrain sablonneux et arrivait le cabinet de notre docteur. Le docteur Gouze. Grand sportif, un jour il aura le pouce arraché en faisant du ski nautique. Il partira en France se faire greffer le second orteil à la place de celui ci pour pouvoir se servir de sa main.
Enfant, cela me terrifiait de voir un orteil à la place du pouce ! Son épouse, Monique me donnera des cours particuliers de français. Ayant longtemps vécu en Bolivie, elle me permettra de pouvoir écrire cette langue si capricieuse, si difficile par rapport à mon espagnol natal. Leur maison était la troisième propriété de la rue. Elegante avec son mur en pierres, recouvert de fleurs diverses, avec un jardin merveilleusement entretenu dans lequel s'activait une noria de papillons, de colibris ou autres bourdons. Le nom de cette demeure était " Rancho Ronnie ".
A droite trois belles cases créoles dont une avec un four à pain extérieur encore visible aujourd'hui, de beaux arbres et subitement, le virage. Tout droit, un chemin en terre menait au premier et seul bâtiment existant du Grand Case Beach club. La route cimentée empruntée, la fin du village était annoncée par la minuscule église méthodiste. Si belle, si petite qu'elle ressemblait à un jouet ! Elle sera hélas détruite par l'ouragan Irma. Je revois les vieilles voitures américaines, pimpantes, garées le long de la route. Et tout ce petit groupe, habillé avec respect, pour eux et pour Dieu. Les dentelles, les nœuds. Les coiffures élaborées, les chaussures cirées. Les saintes écritures sous le bras. La Bible. Scène rituelle du dimanche matin... Et nous voilà que nous continuons vers la propriété " Old House " de la famille Beauperthuy. Mis à part un petit groupe de maisons faisant face à l'aéroport, rien, plus rien. Que la nature. L' éolienne. Les bœufs et les chèvres. Hope Estate n'était que de vastes champs, le rond point menant à Cul de Sac n'existant pas. Un simple petit croisement avec un petit panneau fané indiquant la direction. De toute façon Cul de Sac était un village endormi. Ce qui nous donnera une raison d'y aller, sera l'ouverture d'un restaurant créole, bien plus tard, au début des années 80 par un monsieur néerlandais prénommé Mark. Et le restaurant s'appellera " Mark's Place " !
La route continue, sauvage, authentique. Il nous arrivait de nous arrêter dans la descente surplombant la vue sur Saint Barthélemy. Une odeur sucrée annonçait la présence des arbustes d'acérolas, mieux connues sous le nom de cerises pays... Cet endroit a toujours eu cette particularité, la profusion de ce fruit. D'un rouge intense et brillant, à l'intérieur jaune canari, très sucré, nous enchantant enfants. Le grand panier d'osier, avec tant de mains se remplissait vite ! De l'autre coté de la chaussée, démarrait un sentier perdu parmi les herbes folles, menant au village abandonné de " Petit Fond ". Si la maturité des cerises était trop avancée, maman en faisait du jus. La descente achevée, au sommet de la colline suivante, se trouvait la maison familiale des Beauperthuy. Si bien plus tard, déjà adulte, j'ai eu la chance de bavarder souvent avec Pierre, qui me racontait en détail le Saint Martin des années 30/50, à cette époque nous passions saluer ses parents.
Si ma mémoire est bonne le père se prénommait Louis et sa mère Irmis. C'est donc à eux que nous demandions la permission d'aller déterrer un petit cocotier dans leur cocoteraie qui se trouvait le long de la plage de la Baie Orientale la ou se trouvait le restaurant " Boo Boo Jam ". Petit cocotier emporté avec délicatesse dans le coffre de la voiture, ses palmes n'y entrant pas. Roulant doucement, nous le ramenions au village. Transplanté dans un joli pot en terre cuite, nous y placerons les guirlandes et les boules. Décoration succincte mais pour nous, d'un émerveillement total ! Voila, disait ma mère, voilà notre arbre de Noël. En Europe il y a des sapins, aux Antilles nous avons des cocotiers ! Les enfants, ne fermez pas la porte à clef, que le père Noël puisse rentrer ! Mon Dieu, comme c'est proche, et comme c'est loin à la fois... Noël arrive !
Grand Case, village de mon enfance. Saint Martin Antilles Françaises. 1978.