Affaire Jeffry/Benet/observatoire de la santé : le parquet a requis des amendes avec et sans sursis
L’affaire avait été appelée la première fois le 16 mai 2019 mais plusieurs renvois avaient été ordonnés en raison principalement de l’indisponibilité des avocats et du confinement. Et c’est finalement hier qu’elle a été examinée par le tribunal de proximité de Saint-Martin ; cette affaire, c’est celle impliquant Louis Jeffry et Arnaud Benet en leur qualité respective de président et directeur de l’observatoire de la santé. Il leur est reproché des abus de confiance. Louis Jeffry est aussi poursuivi pour prise illégale d’intérêt dans un autre cadre.
Les faits
Tout commence en janvier 2017 par une plainte déposée auprès du parquet par LP qui est alors cogérante d’une société avec Louis Jeffry. Elle explique que leur société, HD, créée en 2013, a comme mission principale de fournir des prestations d’assistance médicale et d’être l’interface entre le centre hospitalier Louis-Constant Fleming (CH) et les compagnies d’assurances de la partie hollandaise. Concrètement, HD transmet les factures du CH aux compagnies et assure le recouvrement ; elle est rémunérée à hauteur de 15 %. Tout semble bien se passer jusqu’à ce que cette prestation de recouvrement soit confiée à l’observatoire de santé, association présidée par Louis Jeffry. LP émet alors auprès du parquet des doutes quant à la vocation de l’association.
Une enquête de gendarmerie est ouverte. Louis Jeffry et Arnaud Benet seront placés en garde à vue, des perquisitions seront organisées. LP et le directeur de l’hôpital de l’époque seront auditionnés. Et en janvier 2019, le vice-procureur de Saint-Martin ordonne le renvoi devant la justice de Louis Jeffry et Arnaud Benet.
Dans ce dossier, il y a deux affaires distinctes : celle concernant l’observatoire de santé et celle n’intéressant que Louis Jeffry au sujet de la prise illégale d’intérêt.
L’observatoire de la santé
Le tribunal a commencé par l’instruction de cette affaire. Il est reproché dans ce volet aux deux protagonistes d’avoir utilisé des subventions publiques pour réaliser des dépenses autres que celles qui étaient prévues.
Pour rappel, l’observatoire de la santé est lancé lors d’une cérémonie officielle en août 2014. Il s’agit d’un projet Interreg Caraïbes, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un projet financé par des fonds européens à la condition qu’il soit porté par une entité française en partenariat avec un pays tiers. En l’occurrence l’observatoire est porté par la COM en partenariat avec le gouvernement de Sint Maarten. La COM demande à l’association de Louis Jeffry (Chambre territoriale de l’économie sociale et solidaire) de conduire le projet et les actions.
L’Europe accorde 578 777 euros à la COM qui les reversera en deux fois à l’association renommée observatoire de santé dont le directeur sera Arnaud Benet pour assurer le fonctionnement de l’association.
Comme dans tous projets financés par des fonds publics, cette dernirèe doit faire remonter ses factures pour justifier de ses dépenses. Or l’autorité de gestion (le conseil régional de Guadeloupe à l’époque) rejette certaines dépenses au motif qu’elles sont hors cadre, hors périmètre. Parmi ces dépenses, les 30 000 euros correspondant au salaire d’Arnaud Benet, des frais de restaurants, des achats de matériels (téléphone, etc.).
Le tribunal remarque que le salaire octroyé correspond à une période allant de janvier à juin 2015 or le contrat de travail a été signé en septembre 2015. Mais le principal problème dans l’affaire est que ce salaire n’est pas une dépense éligible même s’il figurait au budget prévisionnel. De même que le remboursement du salaire de Louis Jeffry pris en charge par le centre hospitalier ; il avait été convenu que l’hôpital mettait à disposition de l’observatoire le docteur Jeffry et assurait sa rémunération. Le remboursement de ces salaires (84 500 euros) a également été rejeté par l’autorité de gestion car non éligibles.
Concernant les frais de bouche et autres dépenses, ils n’ont pas été remontés avec des justificatifs. Aussi ont-ils été rejetés et considérés par les enquêteurs comme des dépenses réalisées à des fins non professionnelles.
A la barre du tribunal, Louis Jeffry et Arnaud Benet ont expliqué que les dépenses concernées ont été rejetées à cause à d’«erreurs de rédaction» dans les conventions par le service juridique de la Collectivité. Durant les débats, les deux protagonistes ont expliqué que les subventions ont permis de couvrir des dépenses réalisées dans le cadre du fonctionnement de l’observatoire et non pas à des fins personnelles.
Ils ont en outre insisté sur la mission réalisée et son enjeu pour le territoire, tenté de convaincre que l’observatoire a rempli ses missions. Et de mettre en valeur «l’étude menée auprès de plus de 2000 personnes interrogées par 94 enquêteurs». Pour Louis Jeffry, il s’agit d’une première étude de ce genre sur le territoire qui a permis de faire un état des lieux sanitaire du territoire. L’avocat de Louis Jeffry a souligné que si la COM avait eu des doutes quant à l’efficacité de l’observatoire, elle n’aurait pas versé la seconde partie de la subvention. «Elle n’est pas là aujourd’hui [à l’audience, ndlr), cela signifie qu’elle n’a rien à reprocher au travail accompli», a-t-il ajouté.
Pour le parquet, Louis Jeffry et Arnaud Benet ont fait preuve d’amateurisme pour gérer l’observatoire sur le plan administratif. «En tant que directeur, vous dirigiez quoi ?», a-t-il demandé à Arnaud Benet dont les réponses l’ont poussé à constater que le prévenu était «plutôt un exécutant» qu’un dirigeant. Au vu des éléments du dossier, le substitut du procureur estime que les faits reprochés relèveraient davantage du détournement de fonds publics que de l’abus de confiance. Aussi a-t-il soumis au tribunal de requalifier les faits en conséquence. Il n’a en revanche pas requis de peine spécifique et «s’en est remis à l’appréciation du tribunal» sur ce volet de l’affaire.
Dans le cadre de la gestion de l’observatoire de santé, il était également reproché à Louis Jeffry et Arnaud Benet de ne pas avoir nommé de commissaire aux comptes. Selon la loi, toute association qui reçoit des subventions publiques, doit nommer un commissaire aux comptes. «La loi précise cette obligation si les fonds proviennent de l’Etat ou d’une collectivité, or dans notre cas, il s’agit de fonds européens donc il n’y avait pas d’obligation», a plaidé la défense. Une amende de 5 000 euros avec sursis a été requise à l’encontre d’Arnaud Benet.
Prise illégale d’intérêt
En parallèle, Louis Jeffry était jugé pour prise illégale d’intérêt. Il lui est reproché d’avoir été impliqué dans les deux parties d’une convention signée par le centre hospitalier.
L’hôpital a signé une convention avec une entreprise de droit hollandais pour la réalisation de plusieurs prestations contre rémunération : or Louis Jeffry est cogérant de cette société mais aussi membre de la commission médicale d’établissement (CME), du directoire et du comité de surveillance de l’hôpital. D’un point de vue juridique, il y a conflit d’intérêt. La seconde partie des débats à l’audience a porté sur cette affaire.
Louis Jeffry a a exposé les difficultés que le centre hospitalier avait pour recouvrer des factures correspondant à des soins prodigués à des patients étrangers. C’est pourquoi, il a créé HD, une société (avec LP) pour être l’intermédiaire entre le CH, les compagnies d’assurance et l’équivalent de la Sécurité sociale côté hollandais de l’île. «Je reconnais qu’il pouvait y avoir conflit d’intérêt», confie-t-il à la barre. «Qu’avez-vous fait pour l’en empêcher ?», lui a demandé le parquet. «J’ai contacté un avocat qui m’a conseillé de créer une société de droit anglais», a-t-il répondu. Mais pour diverses raisons, la société n’a pas évolué. Il a aussi répété à plusieurs reprises qu’il «n’en avait tiré aucun intérêt financier ».
Quelques temps plus tard, l’équivalent de la Sécurité sociale côté hollandais soupçonne une surfacturation des prestations de l’hôpital de la partie française et exige les factures originales. Dans ce contexte, Louis Jeffry explique qu’il a préféré mettre un terme à la convention entre sa société et l’hôpital. Le recouvrement des factures sera alors effectué par l’observatoire de santé.
«Juger, défendre, c’est comprendre. Pourquoi existe-t-il ce dossier aujourd’hui ? La réponse est madame P.», commente l’avocat de Louis Jeffry. «Selon le directeur de l’époque, il existait un problème entre la Sécurité sociale côté hollandais et l’hôpital, c’est pourquoi ce dernier a ensuite eu recours à l’observatoire de santé. Madame P a manipulé la justice. Elle a effectué un virement de 150 000 dollars de la société qu’elle gérait avec mon client, vers une société qu’elle avait créée… Vous devez aujourd’hui mesurer le toupet de cette femme », lâche maître Gilles Lalanne. Selon lui, c’est aussi LP et son confère qui ont incité Louis Jeffry à constituer une société de droit anglais «pour qu’il s’enfonce encore plus». Pour maître Lalanne, LP n’a pas accepté que l’observatoire de santé récupère la prestation de recouvrement auprès de la sécurité sociale de Sint Maarten, «un travail qu’elle avait permis de mettre en place» et a ainsi saisi le parquet. «Vous avez là la preuve d’une machination destinée à tromper votre juridiction», a insisté le conseil auprès du tribunal.
Pour le représentant du ministère public, Louis Jeffry «avait la solution pour mettre fin au conflit d’intérêt», «il aurait pu a minima en parler à la direction de l’hôpital, ce qu’il n’a pas fait». Il a requis à son encontre une peine amende de 53 000 euros correspondant aux salaires qu’il a perçus de la part de l’hôpital durant la période de la prévention, pour assurer ces différentes missions ainsi qu’une peine d’inéligibilité pendant cinq ans et la diffusion de sa condamnation à ses frais dans des journaux locaux.
L’observatoire de santé était également poursuivi en qualité de personne morale mais aucune peine n’a été requise à son encontre.
Le centre hospitalier s’est constitué partie civile et demande 336 697 euros de dommages tous préjudices confondus. La Collectivité s’est aussi constituée partie civile mais a demandé le renvoi sur intérêt civil.
Le tribunal a mis en délibéré le jugement. Il sera rendu le 18 novembre.