19.01.2022

Affaire de l'expert d'assuré : comment D. Gibbs et ST ont justifié leur collaboration

Le président est accusé dans cette affaire de favoritisme, de détournement de fonds publics et l'experte d'assuré de recel de bien.

Pendant deux jours le tribunal de Saint-Martin a examiné une série de dossiers dans lesquels Daniel Gibbs, Annick Petrus et Valérie Damaseau sont accusés de ne pas avoir respecter les règles de la commande publique. Les contrats en question concernent plusieurs périodes entre 2017 à 2019.

Le tribunal a choisi de débuter l’audience lundi matin avec le dossier qui apparaît en premier par ordre chronologique, soit le dossier dit Assurance/T. portant sur des faits de septembre/octobre 2017. Le président a été interrogé par le tribunal pendant 2h, ST pendant 2h30 et ensuite son frère, JT en qualité de témoin, pendant 1 heure.

Les accusations

En tant que président de la Collectivité, il est reproché à Daniel Gibbs d’avoir signé en octobre 2017 un contrat avec le cabinet d’expert d’assuré T. pour un montant de 250 000 euros sans le mettre en concurrence. Or, selon le code de la commande publique, toute prestation dont le montant est estimé à plus de 25 000 euros, doit faire l’objet d’une publicité (appel d’offres, à candidature, etc.). Aussi Daniel Gibbs est-il accusé de favoritisme et de détournement de fonds publics.

Il est par la même reproché à ST d’avoir encaissé les 250 000 euros alors qu’elle savait qu’ils provenaient d’un contrat non signé dans les règles de l’art, elle est poursuivie pour recel de bien provenant des délits de favoritisme et de détournement de biens publics.

Ces faits avaient l’objet en juillet 2018 d’une dénonciation anonyme auprès du procureur de la République de Basse Terre qui avait saisi la section de recherche de Saint-Martin pour enquêter. Lors de la procédure, Daniel Gibbs avait été entendu en audition libre et sous le régime de la garde à vue, ST en audition libre.

Le déroulement des faits

Daniel Gibbs et ST de même que le frère de celle-ci, ont expliqué chacun leur tour comment ils ont été amenés à travailler ensemble.

Le président a indiqué que l’entreprise de ST lui avait été conseillée par Jean-Paul Fischer (qui était en cellule de crise de la COM après Irma) et par son directeur de cabinet de l’époque, Hervé Dorvil.

«J’ai été réquisitionné par la COM pour intégrer la cellule de crise», a confirmé JT. Et de préciser à la demande des juges : «j’ai reçu un appel de Jean-Paul Fischer, je suis venu à Saint-Martin dans un avion réquisitionné par la COM et ai été accueilli par Hervé Dorvil». Puis il a été présenté à Daniel Gibbs qu’il n’avait jamais rencontré auparavant.

JT connaît bien Saint-Martin pour y avoir déjà travaillé notamment aux côtés de son père, expert d’assuré. «Mon père est l’un des plus vieux experts d’assuré de France. Il a travaillé ici à Saint-Martin avec la commune après l’ouragan Luis », a confié ST.

Moins d’une semaine après Irma, JT est le premier à arriver à Saint-Martin. «Puis il m’appelle et me demande de venir le rejoindre au vu des dégâts », raconte ST. Le frère et la sœur exercent la même profession mais sous deux entités différentes : le frère a une entreprise basée à Londres, la sœur en France. Estimant qu’il était préférable que le contrat avec la COM soit passé avec une société de droit français, c’est la structure de la sœur qui sera missionnée. Toutefois, sur le terrain le frère, la sœur et un autre associé travaillent ensemble sur le dossier de la COM.

L’une de leurs premières tâches est d’analyser le contrat d’assurance de la Collectivité. Et là, «les bras m’en sont tombés», a avoué Daniel Gibbs. JT dévoile au président que le contrat signé auprès de Nagico France par l’ancienne mandature stipule un patrimoine d’une valeur de 120 millions d’euros mais un montant maximum de garantie de 15,25 millions d’euros pour une prime annuelle de 700 000 euros. Une première estimation avec l’expert de la compagnie d’assurance sur 26 des 103 bâtiments de la COM révèle des dégâts s’élevant à 38 millions d’euros.  Alors que la COM ne peut être indemnisée au maximum à hauteur de 15 millions d’euros. Soit 2,5 fois plus que la somme que la collectivité ne pourra toucher au maximum. «La COM était mal assurée», commente le tribunal.

Après discussions, Nagico accepte de payer les 15,25 millions d’euros rapidement afin de permettre à la COM de commencer la remise en état de certains bâtiments. Les indemnités sont versées à la COM fin novembre 2017. Quelques jours plus tard, le cabinet T. émet une facture et sera payé fin décembre par la COM.

Les faits qui interpellent les enquêteurs

Pour les gendarmes et le procureur de l’époque qui a suivi l’enquête, plusieurs faits points posent problème : la passation du contrat sans respecter des règles de la commande publique mais aussi les conditions dans lesquelles ce contrat a été signé. Ils estiment également que le travail serait fictif. Pour le vérifier, ils réalisent début 2019 une perquisition dans les bureaux de la commande publique de la COM et ne trouvent aucun document attestant ce travail. Ils écoutent aussi une conversation téléphonique entre l’ancien directeur de cabinet de Daniel Gibbs, Hervé Dorvil et JT qui les conforte dans leur opinion. Ils entendent Hervé Dorvil dire à JT que « la PJ est dans les bureaux de la COM » et qu’elle ne trouve aucun rapport. Aussi lui demande-t-il de fournir un document écrit justifiant de ses expertises afin que «[ni l’un, ni l’autre] ne soit embêté dans cette histoire ».

De plus, les enquêteurs auditionnent le directeur de Nagico France qui attestent que l’expert d’assuré n’était pas nécessaire car la compagnie avait l’intention de régler dans l’intégralité les indemnités à la COM rapidement et qu’elle en avait fait la proposition le 9 octobre, soit quelques jours avant la signature du contrat.

C’est en substance sur ces éléments, que Daniel Gibbs et ST ont été poursuivis. Les avocats de l’experte d’assuré s’interrogeront toutefois sur les raisons pour lesquelles JT n’a jamais été auditionné par les enquêteurs de même que Hervé Dorvil. Des manquements que le magistrat du parquet à l’audience relèvera également sans pour autant justifier les décisions de son prédécesseur. C’est pourquoi les conseils Bensimhon ont demandé à ce que JT soit entendu par le tribunal en tant que témoin.

La date de la signature

Après Irma, une période dite d’état d’urgence a été décrétée afin de faciliter la mise en place des premières opérations, période lors de laquelle la COM est autorisée à recourir à des entreprises de gré à gré quelque soit le montant de la prestation.

Pour sa défense, Daniel Gibbs a fait valoir cette période pour justifier de la non mise en concurrence. A la barre du tribunal, ST corrobore ses propos : «je n’ai jamais eu de contrat via un marché public. J’ai toujours été sollicitée par des collectivités au motif de l’urgence impérieuse, juste après la survenance d’un incendie, d’une catastrophe ».

«Deux jours après Irma, la ministre Annick Girardin est arrivée à Saint-Martin et m’a dit que l’état d’urgence allait être décrété jusqu’à fin décembre 2017. (…) Elle l’a confirmé plus tard à la radio à Aline Choisy (…) Lors d’une audience au Sénat, cela sera également confirmé par  le délégué à la reconstruction», déclare Daniel Gibbs. Selon lui, le 14 octobre 2017, lorsqu’il signe le fameux contrat, il se trouve toujours dans cette période d’état d’urgence. Or, le secrétaire général pour les affaires régionales de la préfecture Guadeloupe lui apprendra à la mi 2019 dans un courrier sans lien avec l’affaire, que l’état d’urgence ne courait que jusqu’à début octobre 2017.

A la barre du tribunal, Daniel Gibbs maintient que cette annonce n’a été faite qu’en 2019 et qu’en 2017, personne ne lui avait notifié cette période d’un mois. Il sera conforté par le procureur Xavier Sicot. Dans son réquisitoire, le magistrat du parquet assure lui aussi qu’il «a fait des recherches et qu’en 2017, à aucun moment quelqu’un a dit que l’état d’urgence sanitaire ne durait qu’un mois. Ce n’est que deux ans plus tard, que cette période a été arrêtée à cinq jours avant la signature du contrat». Et de donner raison au président d’avoir agi ainsi. Il ajoute même que «ce sont les services de la préfecture qui lui ont conseillé de prendre un expert d’assuré au vu des dégâts et de la situation» et que «pour avoir travaillé dans une compagnie d’assurance, le but de celle-ci est de voir comment réduire le montant de l’indemnité à payer». C’est sur ce point que ST a axé sa défense.

Le travail réalisé

Elle, son frère et ses conseils détaillent à tour de rôle leurs jours passés à Saint-Martin entre leur arrivée –le 10 septembre 2017 et le 23 novembre, jour du versement des indemnités par Nagico.

Ils martèlent que même si la signature du contrat n’est intervenue que le 14 octobre, ils ont commencé à travailler bien avant. Sandrine affirme avoir le contrat en main propre à Hervé Dorvil le 19 septembre ; Hervé Dorvil fournira une attestation au tribunal au deuxième jour de l’audience.

Ils citent les personnes (non auditionnées par les gendarmes) qui ont assisté aux réunions de travail et l’expert de la compagnie d’assurance (non auditionné par les gendarmes) avec qui ils ont réalisé quatre jours de visite sur le terrain. Au cours de l’audience, les conseils de Madame T. vont contacter l’expert qui va accepter de leur aussi de fournir une attestation qui sera être versée au début avant la fin de l’instruction mardi midi.

Concernant l’absence de rapports, ST explique que les experts d’assuré n’en produisent à leurs clients (contrairement aux experts d’assurance), que les relevés techniques lors des visites sur sites qu’elle et son frère avaient réalisés sur papier, ont été jetés depuis. «Comme le dossier avait été réglé à l’amiable, je n’avais pas à conserver ces papiers», souligne-t-elle.

S et JT indiquent également qu’ils n’étaient pas seuls sur le terrain, qu’ils avaient fait venir une équipe de 11 personnes après le passage de Maria sans toutefois être en mesure de le prouver aux juges. Ils justifient également leur intérêt d’assister la COM et leur travail par l’incertitude pour la Collectivité de toucher les 15,25 millions d’euros. Ils affirment que «rien n’était gagné » même si le représentant de Nagico a déclaré l’inverse et qu’ils ont dû négocier lors notamment d’une réunion à Paris le 22 octobre pour le compte de la COM pour que la franchise (1,5 million d’euros) ne soit pas déduite des 15,25 M€, ce qu’ils ont obtenu.

Les deux experts d’assuré reconnaissent toutefois que c’est la première fois que cela arrive dans leur carrière : le versement de la totalité des indemnités par la compagnie dans un délai aussi court sans avoir eu à lister l’intégralité des dommages précis.

Ce bref délai a été un élément qui a fait tiquer les juges. «Lorsque le contrat a été signé le 14 octobre, vous saviez que la COM allait toucher au moins 14 millions et vous 250 000 euros», ont-ils fait remarquer. «Non rien n’était gagné… il fallait encore négocier la franchise et être sûr que la compagnie n’allait pas faire jouer des clauses du contrat», ont insisté les experts.

Concernant leur rémunération, ils ont expliqué appliquer un forfait «contrairement aux experts d’assurance qui sont rémunérés à la vacation», et que les 250 000 euros correspondaient à 2 % du montant de l’indemnité touchée par la COM -un ratio «dans la norme, voire inférieur » - et qu’ils ont été partagés entre S, JT et leur associé.

«Le montant doit être regardé par rapport aux résultats », a convenu le procureur Sicot qui «a des sérieux doutes sur le délit de favoritisme» reproché au président de la COM. Sur ces chefs de prévention, il a sollicité la relaxe de Daniel Gibbs et de ST avant d’alerter : «il faut faire attention, la justice peut se faire manipuler par des dénonciations anonymes.»

Le tribunal rendra sa décision le 24 février.

 

Lire aussi 

  • Le parquet qualifie de "sociale" et non d'illégale l'action de V. Damaseau et de D. Gibbs : cliquez ici.
  • Le parquet requiert la relaxe à l’encontre de V. Damaseau et aussi de D. Gibbs sur une partie des faits reprochés : cliquez ici.
Estelle Gasnet