"Souvenirs d’enfance" : Axel Hubler re-part à la pêche à Grand Case avec ses amis
La vue du petit village où j'ai grandi, telle qu'elle paraissait à l'époque... Lorsque nous revenions de Marigot, les prairies verdoyantes, de dégradés verts infinis, entrecoupées de murets en pierre faits au temps des esclaves, annonçaient Grand Case.
Ces terres ressemblant à une fertile savane africaine, parsemée d'arbres majestueux, calebassiers, tamariniers ou autres flamboyants qui, fleuris, parachevaient la beauté du paysage, porteront tout simplement ce nom : La Savane. En descendant le Morne, passant devant la seule maison visible depuis la route, celle du directeur de l'hôpital, suivait un chemin en terre, un peu mystérieux, disparaissant dans les herbes rebelles qui conduisait à la guest house "Chez Berthine". Lieu simple mais si authentique, à l'accueil amical, vrai, chaleureux et généreux si courant dans le Saint-Martin d'autrefois.
A l'horizon Anguille, si pauvrement peuplée, si pauvre tout simplement. La nuit tombée une lumière paraîtra timidement ici, puis une autre là. Pas plus. Cette savane dont je parle, qui suivant la période de l'année s'animait par la présence de différents élevages : caprin ou bovin. Juste avant d'arriver en bas, un vaste terrain vague recouvert d'un gazon émeraude parfaitement entretenu, flanqué de gradins, nous offrait régulièrement le spectacle d'équipes adverses venant d'îles voisines, jouant au cricket dans des tenues blanches, immaculées et impeccables à l'allure si britannique.
Je me souviens bien de l'étang visible de tant d'endroits de par son étendue généreuse. Du haut du morne par exemple, d'où le reflet permettait tel un miroir, de dupliquer les rares habitations et ainsi de donner l'impression - fausse d'ailleurs - d'une plus grande agglomération. L'arrivée dans Grand Case se faisait le long d'une étroite bande sablonneuse, accompagnée latéralement par des maisons espacées permettant de voir la mer, et par le rivage argenté de la lagune parsemé de mangroves. Ici et là une petite habitation rustique. Le village débutait réellement au niveau de ce qui est aujourd'hui le "Rainbow Café". Il n'y avait qu'une route en ciment à double sens. Là où se trouve actuellement la pharmacie, il y avait un passage étroit, qui permettait à la saline de rejoindre l'étang. Enfants nous y avions placé des pierres, nous permettant de traverser sans nous mouiller les pieds et ainsi atteindre la rive opposée au pied de la petite montagne où nous avions construit une cabane.
Avec mon camarade Florent dont le père Lionel travaillait chez Siccardi, un des premiers distributeurs d'alcool et spiritueux de l'île, il nous arrivait d'ailleurs de gravir cette petite montagne qui ensuite nous menait au Mont France, deuxième point culminant de l'île après les 424 mètres du Pic Paradis et depuis lequel la vue était exceptionnelle. Les dimanches nous partions chercher Justin. Il empruntait le filet à pêche de son père. D'un pas tranquille nous longions la route jusqu'au lieu où se trouve de nos jours le carrossier "Monster Garage". Un chemin discret nous conduisait au bord du lagon.
Installés sous les palétuviers, mangeant des Johnny cake farcis au salt fish, buvant une Malta India ou un soda coco rico à l'eau de coco, nous voilà prêts à dérouler le filet. Je n'oublie pas cette sensation unique de la vase s'insinuant avec force entre les orteils. De l'eau tiède et cristalline aux reflets métalliques arrivant aux genoux. Je me remémore les brûlures et picotements dus au sel sur les différentes coupures ou bobos. Nos corps brillants de transpiration, tirant avec force chaque extrémité du filet pour le tendre et ainsi racler le fond vaseux.
Florian d'un côté, Justin de l'autre et moi au milieu, surveillant que celui-ci ne s'accroche pas à une pierre ou une racine. Voilà un majestueux crabe aux pattes bleu turquoise, attention aux orteils, gare aux doigts ! Sans même nous en rendre compte, nous voilà de l'autre côté de l'étendue d'eau, près de la source du Fond'or, qui produira bien des années plus tard et pour quelques temps seulement, l'eau de table du même nom. Le bruit du seau métallique placé sous le filet annonce la récolte de crevettes grises. Nombreuses, dissipées, contrariées d'avoir été ôtées de leur milieu. Un crabe, puis deux, trois, cinq ! Tout ça ! Nous sommes fiers, nous sommes heureux.
Le chemin de terre poussiéreux emprunté avec la permission de monsieur Choisy nous mène vers la route principale. Il débouche devant la belle case si joliment antillaise de monsieur Fortuno et sa famille. Les anciens se souviendront de lui avec tendresse au volant de son vieux camion rouge livrant de l'eau aux personnes qui n'étaient pas raccordées au réseau de la ville. Nombreuses jadis.
Nous sommes loin du village. Mais nous pouvons marcher sur la route. Il y a si peu, si rarement de voitures à l'emprunter. Nous nous dirigeons avec une énergie entamée vers ce petit village qui m'a vu grandir et qui vit si intensément dans mes souvenirs d'enfant. Nous entendons déjà les coqs du Pit à " Sun " ! Leurs combats et bravoure sont réputés sur l'île entière... A sa droite, un chemin identique à celui que nous venons d'emprunter et qui conduit à la magnifique plage vierge de Happy Bay où nous irons si souvent tous les trois pêcher le lambi. Tranquillement et sans être apeurées, des tortues terrestres avancent sous les épineux.
Tiens, un suretier ! Pendant que je cueille une sûrette, un lézard déployant son jabot jaune m'observe, inclinant sa tête comme pour mieux me dévisager. J'en ris ! La petite église adventiste du pasteur Romney et son épouse est sur la droite. Sur la gauche, un bel étang avec en son pourtour une faune riche et infinie, surtout d'aigrettes blanches. Plus tard en cet endroit, on construira l'agence postale actuelle. On entend des pêcheurs hissant leur barque sur le rivage, s'encourageant à coups de cris. Tiens, voilà monsieur Nono qui passe sur son âne ! Nono, how'you ?
Le filet pèse. Le seau rempli de crevettes aussi. On se partage la tâche. Puis enfin paraît le restaurant "L'Amandier" chez Elsie, destination de notre livraison. Le muret ajouré marron. Les tables carrées sans nappe. Donna Summer qui chante à la radio "Happy Love" et "Hot stuff" ... Au loin d'un horizon turquoise, où la mer rejoint le ciel, où ma mamie d'amour infini repose à jamais. Où ma mère et moi, la rejoindrons un jour, le rocher de l'indien, majestueux, tranquille, sentinelle du village.
Cinq dollars, les crevettes sont vendues ! On courra chez Madame Tilly ou chez monsieur Laurence dans son épicerie "cash and carry" dépenser notre gain. J'aperçois madame Laurette, toujours chapeautée sur sa terrasse. A côté, la magnifique maison blanche à deux étages "Les Coquillages" où habite un monsieur américain : Georges Stanfield. J'entends une altercation, des arguments. C'est Fofo qui se dispute avec les arbres, simulant pour elle, des ennemis imaginaires dans son esprit absent...
Un bruit si caractéristique de Volkswagen se rapproche. C'est father Kempf, inoubliable encore aujourd'hui, au volant de sa coccinelle blanche avec un immense pare-soleil bleu, se rendant à Marigot. La journée s'achève. Celle d'une enfance merveilleuse dans un petit village lointain, dans une île oubliée alors de tous. Le bruit de la pompe qui s'enclenche, apportant l'eau froide de la citerne annonce la douche bien méritée ! Saint Martin mon île. Souvenirs. Années 70. Antilles Françaises.
(texte et photo : Axel Hubler)