"Souvenirs d’enfance" : Axel Hubler se rémemore la route entre Grand Case et Philipsburg
Voici une photo qui correspond au souvenir que j'ai gardé de Philipsburg lorsque j'étais petit. A dire vrai, plusieurs détails me viennent à l'esprit.
Tout d'abord, celui de la tranquillité. Je ne mens pas en disant, que jusqu'au début des années 80, Saint Martin était l'île du silence. En effet, il y avait très peu de voitures. Et pratiquement aucune mécanisation. Nous allions environ une fois par mois côté hollandais car c'était loin. Je revois si bien, mes cousins ou mes frères et moi, montant dans la voiture et, à genoux sur la banquette arrière, comptant les véhicules que nous croisions !
De Grand Case à Philipsburg, le plus grand nombre jamais croisé, fut de cinq ! En ce temps la, traverser l'île, n'était pas chose courante. Il fallait vraiment avoir une nécessité. Je serais tenté de dire, que si bien il y avait énormément d'entre-aide, chaque village avait gardé son identité. A l'époque, une fois arrivés à Marigot, nous passions devant l'école des garçons, puis de la nouvelle gendarmerie. Il y avait à droite la Banque des Antilles Françaises. Il fallait continuer tout droit dans la rue que beaucoup appellent de " Saint James " mais qui porte son nom plus juste de rue "de Hollande".
Saint James était une parenthèse champêtre jouxtant la capitale. Dans les années 80 les maisons en béton feront petit à petit leur apparition. Mais en ce temps là, il y avait essentiellement des cases créoles, des maisons en bois, simples quoique coquettes avec des jardins toujours plantés d'arbres fruitiers.
Ici un carambolier avec ses beaux fruits en forme d'étoile. La un corrossolier, mon fruit préféré avec lequel maman faisait un jus frais délicieux. Des manguiers, des quenettiers, des sapotillers. Pommes canelles, pommes d'eau... Par ci, par là un suretier et fruit plus rare mais o combien délicieux : la cythère.
Souvent au retour, suivant la saison, nous nous arrêtions pour acheter ces fruits frais dont pour certains, j'ai encore le goût, l'odeur et la texture dans mes petites mains d'enfant ... La rugosité de la sapotille, les aiguilles du Corossol. La goutte de sève s'écoulant de la mangue. Détail amusant, beaucoup de fruits caribéens ont des noms traduits à l'anglais ou au français, alors qu'en espagnol, nous utilisons leurs noms indiens. Par exemple, le corossol en espagnol s'appelle " Guanabana " ou la Cythere " Chirimoya "... La liste est longue.
Une fois les fruits achetés sans prix, c'est à dire que l'on donnait ce que l'on voulait, en cadeau et remerciement il y avait les branches de menthe, citronnelle ou basilic ... Il y a un souvenir que je cheris particulièrement. Je le partage avec vous. Beaucoup de gens ne réalisent pas qu'en ce temps là, nous n'étions peut-être pas pauvres, mais en tout cas, simples. Simples mais heureux. Je revois maman achetant les mangues " gâtées " comme on dit. Avec leur peau piquée, tachetées de noir. Celles que personne ne voulait. On les plaçait dans un carton de Heineken vide ( c'était un des cartons les plus faciles à trouver en ces temps ) dans le coffre de la voiture.
Une fois arrivés à la maison, elle ôtait la peau et les faisait bouillir dans une grande casserole avec de l'eau et des bâtons de cannelle. Je la vois, écrasant, remuant, malaxant. Au bout d'un temps, elle retirait les mangues et au fond du récipient restait une mélasse gluante. Elle y tournait de petites baguettes en bois. Une fois leur bout chargé de cette sorte de miel épais, on mettait au frigo, et ça devenait des sucettes à la mangue ! Cela peut paraître bête, mais ce sont des souvenirs chargés de douceur, c'est le cas de le dire !
Une fois traversé Saint James, on retrouvait le grand manguier qui aujourd'hui sert de rond point face à " Home and Tools ". La rue qui tourne à droite, était un chemin de terre menant à Marigot. Les portes de Saint Martin étaient un vaste champ. Puis, suivant tout droit, commençaient et pour longtemps, les plus beaux paysages de notre joli territoire. A gauche, existant encore, une des plus belles demeures de l'île. La maison de la famille Fleming. Louis Constant père est d'ailleurs enterré dans la propriété. Enfant nous allions à travers champs en vélo voir sa tombe, toujours si bien entretenue. Grand personnage de l'histoire de notre île. Maire pendant plus de deux décennies à une époque où Saint Martin devait ressembler certainement au paradis terrestre. Quand à Madame Fleming mère, que j'ai eu bonheur et honneur de connaître, peu de personnes pouvaient s'enorgueillir " d'appartenir " autant à l'histoire de ce pays.
Née Beauperthuy, veuve Fleming et descendant Hodge, je l'entends encore de sa voix calme et posée, me racontant le Saint Martin de son enfance. Ayant vu le jour dans la petite case créole face à la jolie église en pierre du Quartier d'Orléans, elle me racontait comment elle allait à l'école à pied. Comment il pouvait se passer dix jours, sans voir une voiture passer devant l'habitation ... Madame Fleming fait partie de ces récits, de ces histoires, écoutées avec passion et attention, comme pour mieux les revivre et ne jamais les oublier ... Aussi peut-être pour un jour pouvoir les immortaliser ? Puis venait Bellevue. Nul autre endroit de l'île portant mieux son nom. Une route rectiligne, étroite. Au ciment blanc étincelant, légèrement strié pour en accroître l'adhérence.
Flanquée de murs d'esclaves parfaitement conservés. Miriade de fleurs, de papillons. Troupeaux de vaches pâturant, un âne de ci, de là. Des plaines étendues, captivantes par leur vert apaisant, se déroulant jusqu'au rivage du lagon et du Mont Fortune. L'éolienne tournant gracieusement. Une mangouste paraît, nous regarde, puis s'en va. Un certain air de Normandie ou du moins, de campagne française nous envahissait. Un calebassier croulant sous ses grosses " cargaisons " fruitières. On me disait enfant, que du temps des esclaves, on se servait des calebasses comme récipients à tout faire ... Je revois, majestueux et immenses, les tamariniers, fruit préféré de maman qui en faisait confiture ou jus. Les pépins une fois nettoyés avec lesquels nous faisions des colliers. Arbre originaire d'Afrique aux mille vertus. Si l'on mâche ses feuilles, elles dégagent un goût citrique, mais surtout, en les faisant bouillir, elles deviennent curatives pour les mots d'estomac ou coliques ... Je crois qu'aujourd'hui adulte, il est l'arbre que je préfère. Juste avant de traverser la frontière, se trouvait un flamboyant séculaire, tellement grand, tellement généreux, qu'il couvrait partie de la route ! En période de floraison, c'était un spectacle grandiose. Hélas, il sera détruit par le cyclone Hugo, en 1989.
Et voilà la frontière ! Avec cet obélisque toujours présent. Financé et dessiné par monsieur Louis Constant Fleming père lui-même, rappelant celui de la place de la Concorde à Paris, il fut inauguré en grande pompe en 1948, pour commémorer les trois cents ans de partage de notre île par le traité de Concordia. Un drapeau français a droite, et deux drapeaux à gauche : celui du Royaume des Pays Bas et celui de la fédération des Antilles Néerlandaises. Avec six étoiles jusqu'au départ d'Aruba !
Et voilà, la route continue. Si belle, si calme. D'immenses pâturages, continuant ceux de Bellevue, s'éternisent. A droite il n'y a rien. On voit jusqu'aux rives du lagon. Parfois un chemin en terre y descend. Un autre, plus tortueux en remonte. Il n'y a pas véritablement de Bourg. A gauche, encore visibles, quelques rares plantations. Toujours des maisons si créoles, si jolies. Beaucoup de fleurs. Il y avait une case, hélas disparue aujourd'hui qui m'émerveillait. En effet, pour la dernière visite officielle de la Reine Juliana, ils avaient travaillé la frise avec une patience infinie, en anglais " gingerbread " pour représenter des couronnes royales ... Un toit carmin, des murs blancs immaculés, une allée en pierre s'achevant par des palmiers et des bosquets d'hibiscus. Le tout si précieusement caribéen...
La route continue et au niveau du virage, un immense, un énorme Baobab. Il était le plus beaux des arbres de l'île. Le plus vénérable certainement. En ce temps là on nous disait qu'il avait plus de trois cents ans ! Il sera peu à peu cerné, étouffé par le béton au point d'en mourir dans les années 90. Le jouxtant se trouvait un restaurant chinois, qui s'appellera pendant longtemps ironiquement" The old big tree " ... Au moment de tourner à gauche pour se rendre vers Philipsburg, il y avait un mini rond point. Plusieurs cases et un grand quenettier.
On monte la colline, et chose très rare aujourd'hui mais commune jadis, on voyait si limpidement l'horizon, que Nevis nous apparaissait à chaque voyage ... Une limpidité atmosphérique, qui dessinait clairement, presque de manière palpable, chaque île. Calmement, on atteignait Philipsburg. Après avoir longé le joli étang aujourd'hui occulté par l'urbanisation, sur lequel nichaient pélicans, aigrettes et autres oiseaux endémiques, apparaissait le pont Prince Bernard. Elegant, entretenu. Nous exposant à la caresse de l'alizé constant, chaud, moite, chargé d'une odeur particulière, celle de la saline proche.
Aux reflets allant du rose sombre au mauve, les pieux délimitant les parcelles perceptibles au loin. Cette odeur que j'associe au sel, retrouvée à l'identique sur les marais salants de Bonaire ou d'Araya au Venezuela. L'entrée de la ville se faisait au bout du pont à droite. Accueillis par une allée de cocotiers, s'achevant juste avant d'atteindre le seul concessionnaire automobile de l'île, Vlaun and Son. Des années plus tard, lorsqu'on arrivera à Philipsburg par la voie actuelle, juste après le pont à droite, la ou il y a un casino monstrueux, s'ouvrira une des premières boîtes de nuit appartenant à un jeune homme dominiquais adorable. L'établissement portera son nom : " Chez Gus ".
J'étais trop petit, mais Dieu, qu'est-ce que j'ai entendu parler les plus grands de cet endroit avec le Byblos à Marigot. Le Studio 7 a Maho dans l'hôtel Concorde et en dernier le " Hill Side " à Mullet Bay couronneront bien plus tard, la vie nocturne saint-martinoise.
Mais voilà que l'on vient de passer la concession automobile que paraît LE plus grand magasin de l'île. LE magasin ou nous adorions aller ! Deux étages, inouï pour cette époque ! Chez " Guilberts " ! Qui s'en souvient ? Les rayons si achalandés, qui me paraissaient interminables enfant ! L'escalier, et le rayon des jouets ! LA récompense si nous avions été sages ... Je revois si bien la caissière en uniforme brodé, assise fièrement, devant elle la caisse avec sa manivelle latérale qu'il fallait tourner pour l'ajout de chaque article. Puis, à la fin, double rotation pour avoir le total ! On se garait juste devant, les clefs laissées sur le contact. Maisons et habitations ne connaissaient pas les barreaux aux fenêtres, ni serrures fermées. Les voitures avaient besoin de la clef juste pour démarrer. Elle restaient éternellement sur le contact. En ces années, notre île était surnommée " friendly island " et c'était une réalité. Toujours des sourires, toujours un mot aimable. Tout le monde se saluait. Il suffisait d'attendre sur le côté de la route, et les voitures s'arrêtaient pour savoir si vous vouliez " un stop " !
Après les achats chez Guilberts, on longeait Frontstreet. Village capitale de la zone hollandaise toujours en avance par rapport à son équivalent français... Une rue principale ,coquette et calme. A l'architecture coloniale traditionnelle. On pouvait voir sur les terrasses les vieux se balançant sur les rocking chairs ou bien à l'intérieur, les mamans faisant la cuisine, entretenant la case ou plus pittoresque, tressant les cheveux des enfants avec une dextérité déconcertante, sans même regarder. Les coqs dans la rue, peut-être une poule. On passait devant l'école d'Orange et les enfants en uniforme. Chose que nous n'avions pas nous. Certaines de ces terrasses " débordaient " sur la rue ... Les premiers commerces faisaient leur apparition. Bijouterie, " Penha " la parfumerie. Les épiceries avec certains produits inconnus côté français, comme les produits " Avon ", ou la petite bouteille verte de " Alcolado Glacial " produit à Curaçao. La liqueur crème de Rhum, ponche " Kuba " de la même origine ... Un épicier chinois ici, un magasin de liqueur par la. Le Courthouse, déjà symbole historique de l'île, quoiqu'enfant la partie basse était la poste. En face le warf. Puis venait l'hôpital Sainte Rose, tout comme celui du côté français tenu par les sœurs. Je me souviens que m'étant ouvert le doigt, nécessitant trois points de suture, et après bien des hurlements, dans l'ancien hôpital de Marigot, la sœur décrocha le crucifix du mur et l'apposa sur ma main pour que " Jésus cicatrise plus vite " ... J'avais neuf ans ! Quelques belles bâtisses coloniales et la rue s'achevait par une très belle demeure : " Le Guest House pasangrahaan ". Intitulé royal car au début du siècle dernier, lorsqu'il fut construit, en 1909, c'était la résidence du gouverneur et le lieu de séjour des monarques néerlandais lors de leurs visites sur nos terres. Cet endroit a une très belle histoire, mais trop longue a conter ici. Une fois arrivés à la fin de Front Street, un virage en " U " et c'était le début de Back Street. Beaucoup moins développée, plus populaire aussi. Un marchand de légumes sur le trottoir, un autre avec quelques bocaux sur un étal vendant épices, chicklets ou bonbons ... Un village assoupi aux scènes authentiques, d'une vie humble a jamais disparue. Mon enfance, promenade lointaine ... Sint Maarten. Années 70.
(texte et photo Axel Hubler).