16.04.2025

Éric Clua, l’homme qui cherchait à comprendre les morsures de prédation des requins

ÉRIC CLUA, EXPERT INTERNATIONAL DES REQUINS, EST À L’ORIGINE DU GIP ONE SARK À SAINT-MARTIN QUI A POUR BUT LA GESTION DU RISQUE DES MORSURES DE PRÉDATIONS.

«Plutôt que de tuer aveuglément des requins non-coupables qui sont très importants pour l’équilibre de l’écosystème, concentrons-nous sur l’élimination ponctuelle et chirurgicale des animaux qui ont mordu» déclare Éric Clua, vétérinaire et expert international des requins. À l’origine du groupement d’intérêt public (GIP) One Shark à Saint-Martin, ce dernier a conceptualisé la théorie selon laquelle, parmi toutes les populations de requins, seuls quelques individus seraient source de problème et pourraient s’attaquer à l’homme dans un but de prédation. Une réflexion nourrie par quinze années de recherches.

«En tant que scientifique biologiste marin, j’ai subi un enseignement un peu stéréotypé sur le comportement des requins et les raisons de leur morsure. J’ai commencé à me poser des questions car je sentais, de par mon expérience de plongeur, que la pratique ne collait pas avec la théorie» explique Éric Clua. «Je me suis dit qu'il fallait que je réussisse à rentrer dans la tête des requins en faisant abstraction de ma nature humaine. Qu’est-ce qui motivent leurs morsures sur l’homme ? Au bout d’une dizaine d’années, j’en suis arrivé à définir 6/7 motivations différentes » continue le vétérinaire. (1)

Parmi celles-ci, on retrouve la morsure de prédation, à la fois au cœur des peurs mais aussi de l’attirance du public pour l’animal. Le chercheur s’est alors interrogé : pourquoi si le requin peut s’en prendre à l’homme dans un but alimentaire, cela n’arrive-t-il pas plus souvent ? « L’explication que l’on me donnait à l’époque me gênait. On expliquait souvent que c’était parce que les requins se trompaient, qu’ils confondaient les nageurs avec des tortues ou des otaries. Or c’est de l’anthropomorphisme, on attribue des caractéristiques du comportement humain aux animaux. On prend les requins pour des imbéciles. Si c’était aussi simple que ça, quand on regarde les millions d'interactions qu’il y a entre les deux espèces chaque jour dans le monde, il devrait y avoir des morsures tout le temps» défend l’expert. En effet, les chiffres ne rapportent qu’une centaine d’accidents par an, dont simplement dix sont fatals.

C’est ainsi qu’est née l’hypothèse de travail des requins singuliers ou atypiques. «Ce qu’il faut avoir en tête et que, souvent, les gens ignorent, est que l’homme n’est pas une proie instinctive du requin. Nous sommes arrivés trop tard sur terre. Le requin ne se trompe pas. Quand il mord dans un but de prédation, ça peut être parce qu’il veut savoir si c’est bon à manger, si c’est dangereux ou alors c’est parce qu’il a tellement faim, qu’il y va. Pour en arriver-là, on va éliminer 95 à 97% de la population de requin qui ne sera jamais assez audacieuse pour prendre ce risque» expose le vétérinaire. «De 100 %, on passe à 3 %, mais ça ne suffit pas. Il va falloir que le requin ait une expérience de renforcement positif, que l’audace soit récompensée et que ça lui donne envie de recommencer». L’exemple le plus parlant pour ce cas de figure est l’attaque à la Baie Orientale en décembre 2020 puis à Saint Kitts, seulement un mois après, sur une autre nageuse.En réaction, l’État et la Collectivité de Saint-Martin ont décidé d’engager le projet One Shark afin d’améliorer la connaissance de ces squales, avec à sa tête Éric Clua et Hadrien Bidenbach, chargé de mission.

Dans la dynamique du projet, quatre axes se complètent : la gestion du risque, la sensibilisation et la communication, la prévention avec des formations ainsi que la connaissance via le volet scientifique. Pour permettre une gestion viable, aussi bien économiquement qu'écologiquement, l’équipe de One Shark récupère l’ADN des requins-tigres autour de Saint-Martin afin de compléter une base de données génétique. Répertoriés au nombre de 80, ces gros poissons sont aussi tagués afin de comprendre leur migration. En cas de morsure, l’ADN pourra ainsi être comparée et son auteur facilement identifié. Une gestion éclairée, loin de la psychose, qui épargne les requins innocents, en se focalisant sur les quelques rares animaux qui peuvent passer à l’acte. «En novembre 2024, après trois ans de dur labeur, un article est paru dans la revue internationale Conservation Letters et valide la théorie du requin singulier et récidiviste. Les spécialistes attestent par la génétique et/ou la photo identification que notre hypothèse est vraie» se réjouit Éric Clua.

«Désormais, nous sommes là pour booster le projet. On espère avoir répertorié 200 requins d’ici un an. La prochaine étape, qui a déjà débuté, consiste en un développement à échelle régionale de One Shark qui nous fera gagner en efficacité» conclut le scientifique.
(1) Motivations de morsures chez le requin :
La territorialité
La compétition
La peur / autodéfense
La maladresse / confusion (dans le cas de hand feeding par exemple)
L’investigation / exploration
La prédation

Crédits photos : Daniel Norwood

Cyrile POCREAU